Yv

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Je lis, je lis, je lis, depuis longtemps. De tout, mais essentiellement des romans. Pas très original, mais peu de lectures "médiatiques". Mon vrai plaisir est de découvrir des auteurs et/ou des éditeurs peu connus et qui valent le coup.

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4 février 2023

Jacques Janssens est un salarié désabusé. Après avoir été manager, il s'est fait prendre sa place par un jeune ambitieux et a été rétrogradé et gratifié du titre de low performer. Jacques s'ennuie au travail. Il ne parle plus à ses collègues, déjeune seul avec sa boîte en plastique rouge que Clara sa femme emplit tous les matins. Un jour, une nouvelle arrivée, Juliette, s'assoit à côté de lui et commence à discuter avec lui. Elle trouble Jacques qui, dès lors, va remettre en question pas mal de choses dans sa vie.

J'aime beaucoup les livres de Verena Hanf (Tango tranquille, Simon, Anna, les lunes et les soleils, La griffe, La fragilité des funambules) et celui-ci ne dérogera pas à cette règle. L'autrice décrit un homme vieillissant qui vie une vie routinière, qui la subit plus qu'il ne la vit. Entouré de sa femme Clara et de leur fille qui les visite régulièrement avec ses deux filles, c'est l'absence de son fils Bruno qui lui pèse. Bruno n'aimait pas la vie de ses parents, il le leur a dit à moult reprises jusqu'à la rupture brutale. Cette absence ronge Jacques et Clara qui restent cependant inflexibles. c'est une rencontre qui va faire vaciller les certitudes de Jacques, déjà bien entamées par sa rétrogradation professionnelle. Lui, qui a tout donné à l'entreprise se retrouve seul.

C'est une belle réflexion sur l'âge, le couple, sur la relation parents-enfants, la tolérance sur les modes de vie différents, sur le fait qu'on ne formate pas ses enfants pour qu'ils soient exactement comme on le voudrait et qu'ils peuvent même se construire en opposition. "Mais qui suis-je pour lui donner des conseils, des conseils flous en plus, qui se fondent peu ou pas du tout sur des expériences personnelles ? Ma vie était une course aussi, avant que le cheval trébuche, traîne la patte, tourne en rond, avant qu'il boite direction l'abattoir." (p.39)

Le ton n'est pas à la gaudriole, Jacques ne va pas bien. C'est très introspectif, très bien décrit, on imagine assez bien le personnage, discret presque mutique, quasi invisible dans l'entreprise, dans les transports. L'un de ceux que l'on croise quotidiennement et dont on n'imagine pas la vie. Verena Hanf le fait. Et de très belle manière. J'aime beaucoup son écriture simple, épurée, très oralisée comme un long monologue. Les lignes qui suivent me rappellent la sensation que j'ai eue au sortir du confinement covidesque lorsqu'enfin nous avons pu arpenter les rues de la ville : "A part Angelica, c'est ma ville qui m'a tenu en vie. Ses quartiers peuplés, ses façades et facettes multiples, ses rues, avenues et allées, ses parcs, magasins et cafés, ses trams, métros et musées, ses odeurs, visages et langages m'ont accompagné, changé les idées, hébergé, abrité." (p.81)

Bref, tout sonne juste dans ce beau roman. Les personnages sont crédibles, réalistes, ils nous accompagnent ou nous les accompagnons un moment de leur vie. C'est une sorte de roman initiatique pour Jacques, preuve que la vie peut changer à tout âge.

Conseillé par
2 février 2023

Tout cela est très bien vu : le père, figure importante, qui ne se sent nulle part à sa place sauf dans sa maison dans une famille à l'ancienne : le canapé, la télé et le travail harassant pour lui et les tâches ménagères pour elle, et dans son travail, vingt ans dans la même boîte et une médaille méritée. Le premier fastfood est pour lui une découverte, une aventure : il ne sait où aller, quoi commander, il ralentit le rythme, se fait houspiller, s'énerve. Claire Baglin raconte la vie d'une famille modeste et la découverte par la jeune fille, la narratrice lorsqu'elle entre au lycée, d'un autre monde plus aisé, socialement plus enviable et sa difficulté à y entrer et à cacher le sien non pas par honte mais parce qu'elle craint d'être jugée. Et si mes années lycée sont très loin, cela résonne en moi encore aujourd'hui et éveille quelques souvenirs pas très heureux, enfant de la cité -pas la même ambiance qu'aujourd'hui, mais quand même la cité-, un peu renfermé qui découvre un autre monde et ne s'y sent ni bien ni accueilli -mais sans doute n'a-t-il pas permis un autre accueil.

L'autre partie du livre s'intéresse aux travailleurs de fastfoods : l'obéissance absolue, le dos rond devant les remarques des manageurs et des clients-rois pas toujours aimables et parfois même méprisants. La répétition des gestes, l'angoisse de trouver une tâche lorsqu'on est de service de salle et que celle-ci s'est vidée, car l'antienne de ces restaurants combat le désœuvrement. Les coups durs aux heures des repas surtout lorsqu'il manque du personnel, les heures supplémentaires, les sonneries à tout-va pour la friteuse, pour la pointeuse... Le bruit incessant. L'aliénation au travail : surtout ne plus penser, travailler, répéter les gestes mécaniquement.

Claire Baglin écrit un texte fort dans ses deux thématiques, sans effets, sans artifices. Le style est direct, descriptif, c'est entre les lignes qu'on lit les sentiments, les émotions de la narratrice. Les amateurs de fastfood, après cette lecture, ne devraient plus regarder les employés de la même manière.

Nathalie Rouanet

Cavaliere

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2 février 2023

Amrita Sher-Gil (1913-1941) est une artiste peintre, fille aînée d'un érudit indien Umrao Sher-Gil et d'une cantatrice hongroise Marie-Antoinette Gottesman-Baktay. Peu connue, elle fut pourtant une artiste dont on parla beaucoup à la fin des années 30 et au tout début des années 40. Elle grandit en Hongrie pendant la Première Guerre Mondiale, puis voyagea beaucoup en Inde le pays de son père et en Europe. Elle fut notamment élève d'une école d'art de Florence et de l'école des beaux-arts de Paris entre 1930 et 1934. Puis elle décida de retourner vivre en Inde et sa peinture évolua, ses inspirations occidentales et indiennes se mêlant pour créer une œuvre originale qui commença à faire parler, dans son pays d'abord.

Amrita eut une vie mouvementée, elle fit de nombreux allers-retours Europe-Inde, des voyages dans l'Inde de l'époque encore plus vaste qu'aujourd'hui car point encore partagée entre Inde et Pakistan par les volontés de l'ex-colonisateur ; elle eut une relation conflictuelle avec sa mère dès lors qu'Amrita souhaitât vivre en femme libre et indépendante ; elle eut aussi beaucoup d'amants et d'amantes, tomba enceinte et avorta. Mais surtout, elle peignit beaucoup, les petites gens d'Inde ceux qu'on ne voyait pas, des autoportraits, des portraits de ses ami-e-s...

Sur la base d'une vie pas très renseignée et suite à la découverte des toiles de l'artiste au musée d'art moderne de Delhi, Nathalie Rouanet décide de consulter les albums de famille (son père, Umrao fut un féru et un grand créateur d'autochromes), la correspondance d'Amrita et son journal et d'en faire un livre. Et pas une biographie, mais un roman, qui permet une plus grande liberté tout en restituant les éléments biographiques. Son roman est un scénario de film, avec les descriptions des lieux, des poses des personnages, des décors qui, pour beaucoup, seront les toiles d'Amrita, elles aussi décrites. J'aime bien le procédé qui donne vie à l'artiste, à ses proches et aux gens qu'elle rencontre et/ou peint. Il permet aussi de combler des trous dans la biographie avec des suppositions énoncées comme telles, des retours en arrière, différents plans, enfin tout ce qu'on trouve au cinéma. Et Nathalie Rouanet écrit joliment, son récit est alerte, vif et colle au personnage dont elle parle. Elle rend hommage à cette artiste peu connue chez nous (dont on peut lire ça et là qu'elle serait la Frida Kahlo indienne) et qui mérite qu'on aille voir ses œuvres, Internet a cela de bien qu'on peut en voir quelques unes sur certains sites, et franchement, elles donnent envie d'en voir plus et en vrai.

Nathalie Rouanet, par ailleurs traductrice en allemand, écrit là son premier roman français.

Amrita Sher-Gil est née en 1913, le 30 janvier, elle aurait eu 110 ans le jour de la sortie de ce livre chez Perspective cavalière, dans une sublime couverture. Elle est décédée à 28 ans, assez mystérieusement.

L'Affaire Saint-Fiacre

Le Livre de poche

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2 février 2023

Le commissaire Maigret se rend à Saint-Fiacre le village de son enfance dont il est parti depuis plus de vingt ans. Ce qui l'y amène, c'est un mot arrivé par hasard devant ses yeux : "Je vous annonce qu'un crime sera commis à l'église de Saint-Fiacre pendant la première messe du Jour des Morts." Et donc, ce tout début novembre, Maigret se lève à 5h pour assister à la première messe. Peu de participants et Maigret est attentif. Néanmoins, à la fin de l'office, la comtesse de Saint-Fiacre ne se relève pas, elle est morte. Mais comment le meurtrier est-il parvenu à déjouer la surveillance du commissaire ?

L'affaire Saint-Fiacre est un roman de Simenon assez célèbre puisqu'à peine sorti, Jean Delannoy en a fait un film avec Jean Gabin dans le rôle principal. C'est aussi une enquête étrange dans laquelle Maigret semble dépassé et suit davantage le mouvement qu'il ne le comprend. Revenir sur les lieux de son enfance le plonge dans une humeur qu'il n'aime pas, brumeuse, ouateuse, de laquelle il peine à sortir. Et le froid vif ne l'aide : "La journée devait être marquée jusqu'au bout par le signe du désordre, de l'indécision, sans doute parce que personne ne se sentait qualifié pour prendre la direction des événements. Maigret, engoncé dans son lourd pardessus, errait dans le village. On le voyait tantôt sur la place de l'église, tantôt aux environs du château dont les fenêtres s'éclairaient les unes après les autres." (p.7172)

Son père était le régisseur du château et lui a grandi en arpentant les jardins, les allées et même les pièces du château de la comtesse, qui symbolisait pour le jeune homme qu'il était une sorte d'idéal féminin. Tout cela plus une enquête qui n'a rien d'officiel rendent son travail et son humeur difficiles.

Pourquoi lire un Maigret-Simenon de temps en temps, surtout si comme moi, on le trouve dans une boîte à livres (dans sa version Presses Pocket de 1978 dont j'ai retrouvé la photo sur Internet, celle qui illustre cet article) ? D'abord parce que Simenon, c'est vraiment très bien, il sait en quelques lignes brosser des portraits criant de vérité, des ambiances souvent lourdes et grises et il a donné ses lettres de noblesse au roman policier. Ensuite il y a Maigret, le flic qui entend, écoute et gamberge pour dénouer les fils les plus noués et retourner les coupables les plus retors. Bref, c'est bon comme du classique, de fait c'est du classique du roman policier, pourquoi se priver ?

Anne-Marie Métailié

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2 février 2023

Au col de Roca Pelada, il y a un poste frontière, indéniablement le plus haut du monde. Là-bas, rien ne pousse, quasiment rien ne vit. Mais poste frontière il y a : d'un côté les carabiniers de la Ronde des Confins menés par le lieutenant Gaitán et de l'autre, la Garde-Frontière dirigée par le lieutenant Ricardo Costa et son second, le sergent Quipildor. Les tensions entre les deux pays sont assez vives, et il est beaucoup question de la frontière, marquée par des traces de chaux, qui se déplacerait d'un côté ou de l'autre, des météorites qui disparaissent au profit des musées... Un jour, à la surprise générale, Gaitán est remplacé, il a envie de vivre au nord du pays, près des plages, au soleil, pas dans ce coin ou l'été et l'hiver se succèdent dans une journée.

"Le détachement militaire du col de Roca Pelada était perché au-dessus de toutes les villes de la planète et de presque toutes les espèces vivantes, à deux mille mètres à peine sous la ligne de survie, et pour y accéder il était plus facile de descendre d'un nuage que de grimper la cordillère. Un peu plus haut commençait la zone de la mort où ne pouvait subsister longtemps aucun organisme, la nature n'y permettait que de brèves escapades à condition de se contenter de planter rapidement un drapeau sur un sommet, d'enterrer un parchemin pour mémoire, ou de placer une borne frontalière et de redescendre immédiatement." (p.11) Le roman débute ainsi, le décor est planté.

Vous prenez Le désert des Tartares ou Le rivage des Syrtes, ces grands romans dans des lieux isolés et désolés dans lesquels il ne se passe pas grand chose et dans lesquels l'attente est érigée en principe, vous y injectez une bonne dose de décalage et d'humour, et vous obtenez un autre grand roman, ce Roca Pelada. L'humour et le décalage proviennent pour beaucoup des subordonnés de Costa, des hommes du nord du pays, de la mer, du farniente, qui se retrouvent dans un milieu hostile et qui développent toutes sortes de maladies, allergies... Imaginez un groupe de hippies des années 70 censés surveiller une frontière et vous avez la bonne image en tête. Il naît aussi de la confrontation entre les deux pays et leurs représentants, cherchant par tous les moyens à se duper.

Roca Pelada est un roman qui pourrait paraître long, qui demande un peu de temps, mais qui ne lasse jamais, qui se lit jusqu'au bout avec plaisir. C'est formidablement écrit. Les dialogues sont surréalistes, très drôles. Il y est question de la nature, de la futilité des frontières et des règles face à elle, du devoir des hommes, de leur faiblesse aussi, des traditions de ceux qui vivaient là avant la colonisation. Dans ce coin du monde totalement reculé, à part, les questions existentielles se posent : la vie, la mort, l'amour, le libre-arbitre... vaut-il mieux paraître ou vivre pleinement sa vie ?, qu'est-ce qu'une vie réussie ?... Et les grandes questions de société sur la nature, sa préservation, les pouvoirs autoritaires, la soumission des peuples et notamment celle des peuples colonisés et le pillage de leurs œuvres...

Bref, un très bon roman, le second d'Eduardo Fernando Varela, après Patagonie route 203 qui fut un succès critique et public mais que je n'ai pas lu, le premier donc si vous suivez bien ma longue phrase, écrit à 60 ans. Preuve que le talent n'est pas lié à l'âge.